Entretien : Geneviève Haroche Bouzinac et Françoise Simonet-Tenant [*1]
F. S-T : Pouvez-vous récapituler brièvement les principales étapes de L’A.I.R.E. de sa création à sa situation actuelle?
G.H-B : L’histoire commence, il y a vingt ans, à Nantes par la création d’une association des Correspondances destinée à accompagner le projet d’un colloque pluridisciplinaire. C’est à l’initiative conjointe de Mireille Bossis et de Jean-Louis Bonnat que s’est réuni un groupe de chercheurs autour d’un objet commun: la lettre. Le premier colloque de 1982 a été un succès et il a été suivi rapidement d’un second puis d’un troisième à Cerisy. A ce moment Jean-Louis Bonnat, psychologue et psychanalyste, qui s’intéressait plus particulièrement aux correspondances d’artistes a assisté au colloque sans y participer. Le projet d’une nouvelle association a été esquissé, dans le grenier de Cerisy, dont le but était de fédérer des recherches menées par des chercheurs qui se sentaient un peu isolés dans leur travail, à un moment où les études d’épistolographie n’avaient pas encore conquis leur légitimité. Dès cette époque, l’idée d’un bulletin de liaison a été évoquée.
A ce colloque fondateur ont participé la plupart des chercheurs qui s’intéressaient aux correspondances et qui par la suite, ont compté dans l’histoire de l’épistolaire: Bernard Bray, Roger Duchêne, Bernard Beugnot, Michèle Perrot, l’équipe des historiens de l’EHSS, mais aussi des italiens comme Giovanna Malquori-Fondi, Rafaelle Morabito, une équipe d’Amérique du nord venue avec Charles Porter, Janet Altmann, English Showalter, pour la France, Jean-Noël Pascal, Marie-Claire Grassi. Ce colloque a été très important car il a permis que se constituent les pistes de la recherche future. Il a surtout établi les principes de base du fonctionnement de l’Aire: l’interdisciplinarité et le caractère international des échanges. Les actes de ce colloque ont constitué pendant très longtemps une véritable mine de réflexion pour les jeunes chercheurs. J’ai accompagné l’Aire à partir de ce moment fondateur, j’achevais ma thèse sur la correspondance de jeunesse de Voltaire.
Par la suite l’association a évolué dans son ampleur et dans son personnel –André Magnan a été appelé à la présidence puis Bernard Bray, Mireille Bossis est restée longtemps secrétaire générale avant de se retirer, José-Luis Diaz lui a succédé puis aujourd’hui Marc Buffat. Brigitte Diaz vient de reprendre la présidence. Mais le renouvellement des équipes n’a pas altéré l’esprit de l’association, son indépendance par rapport aux institutions, son ouverture. Elle s’est doté d’un comité scientifique prestigieux et d’un bureau plus étoffé mais l’esprit d’initiative et d’invention y sont toujours comme au commencement.
F. S-T : La Revue a beaucoup évolué au fil des années. Pourriez-vous en commenter l’évolution et en décrire l’organisation actuelle?
G.H-B : Lors de la fondation de l’Aire, un bulletin de liaison semestriel avait pour fonction de véhiculer de l’information entre des chercheurs géographiquement éloignés : annonce de colloques et comptes rendus, appels à collaboration. Puis l’équipe en place m’a suggéré de coordonner ce bulletin, alors édité par les presses universitaires de Nanterre. Il s’agissait d’accompagner les activités de recherche, qui étaient abondantes : un séminaire régulier, des colloques. J’ai développé peu à peu diverses rubriques qui étaient surtout au départ des outils de travail : des comptes rendus d’ouvrages, une bibliographie, la présentation d’équipe de recherche, des mises au point sur les grands chantiers en cours, une page d’iconographie épistolaire.
Benoît Melançon m’envoyait des informations venues du Canada et d’Amérique du Nord. Puis après avoir travaillé seule pendant un certain nombre d’années, la nécessité de constituer un comité de rédaction s’est fait sentir à mesure que les rubriques se sont diversifiées: des chroniques sont nées comme celle des Curiosités, de la Lettre en chiffres, celle de la Vie de L’Epistolaire. Certains membres du comité de Rédaction sont responsables de leur chronique, d’autres se partagent les comptes rendus. Le Bulletin s’est mis à accueillir des articles dans ce que j’avais appelé de façon large les « Perspectives épistolaires ». Le nombre de pages allant croissant, nous nous sommes trouvés tout naturellement conduits à transformer la publication en Revue, bi-annuelle dans un premier temps, puis annuelle. Annuelle tout simplement parce que le travail de collecte, de mise en forme, de coordination devenait tel que je ne parvenais pas à l’assurer seule, deux fois par an. Mais avec davantage de moyens, nous aurions probablement matière à rester sur un rythme semestriel.
Je tente de sauvegarder la dimension créative de la Revue en insérant de temps à autre des textes de fictions épistolaires : René de Ceccaty nous a confié un de ses textes. La chronique de Benoît Melançon Curiosités concilie originalité et fantaisie toujours à partir d’un fait épistolaire contemporain.
Depuis peu de temps, une historienne de l’art, Sabine Penot a pris le relais d’Hélène Védrine et commente un tableau dans lequel la lettre occupe une place importante. C’est cette présence de la lettre dans la littérature, dans l’art et dans la vie de tous les jours que la Revue essaie d’observer. Nous ne négligeons pas l’apparition du couriel, la bibliographie recense les articles qui en traitent ; certainement nous serons conduits à y réfléchir de façon plus construite
F. S-T : Recevez-vous des lettres de lecteurs ?
G.H-B : Nous recevons quelques lettres : en général des demandes de renseignements sur des corpus précis, des suggestions, parfois on nous confond avec une association d’épistoliers. Nous recevons aussi des propositions d’articles. Mais désormais, je reçois essentiellement du couriel.
F. S-T : Quelles ont été les dernières rencontres organisées par l’Aire et quels sont vos projets à venir ?
G.H-B : Ces dernières années, nous avons adopté le principe utilisé par de nombreuses associations : une journée d’étude annuelle, dont nous publions les actes sous forme de dossier. J’essaie de faire en sorte que ces journées se situent dans une perspective d’ensemble, qui se déroule sur plusieurs années. Actuellement nous explorons les chemins qui se croisent entre lettre et imaginaire : les Supercheries épistolaires en 2002, puis Lettre et rêverie en 2003, et j’ai le projet d’une rencontre autour de Lettre et poésie à l’horizon 2005. Ces sujets ne sont pas des prétextes. A chaque fois, j’ai dans l’esprit une orientation très précise dont le but est de faire ressortir la spécificité du genre et les données formelles qui en dérivent, face à une circonstance d’écriture ou une topique.
Les années précédentes, j’avais tenté d’explorer les voies de l’intériorité avec des sujets comme Lettre et expression de la mélancolie et Lettre et réflexion morale, la lettre miroir de l’âme. Ces colloques ont donné lieu à des actes, le premier a constitué le premier dossier de la Revue de L’aire et le second a été publié dans la collection que je dirigeais aux éditions Klincksieck. A chaque fois, ces rencontres ont permis d’élargir l’équipe des sympathisants de l’Aire : les jeunes chercheurs y sont toujours bien accueillis. Nous essayons de les guider autant que faire se peut.
En 2006, Brigitte et Diaz et vous-même ouvrirez la voie vers une intertextualité en proposant un cycle (séminaire et journée d’étude sur Journal intime et correspondances. Egalement, un séminaire régulier, que je coordonnerai, prendra place à Paris IV dès janvier 2006, et s’intéressera aux « voies de l’amitié » dans de grands corpus (Madame de Maintenon, Marcel Proust, le père Albert Bailly, Les Goncourt)./
En synergie avec d’autres groupes de recherche, nous montons des projets larges comme le grand colloque sur la correspondance de Rousseau qui s’est tenu à Paris à l’automne 2003. Dans une perspective monophonique, nous avons abordé aussi la présentation de bilans critiques sur de grands textes épistolaires : Flaubert, Proust, Céline, Bosco et prochainement madame de Staël et Rousseau. Ces études représentent un travail de très longue haleine et nous recourrons à chaque fois à des spécialistes de la question.
F. S-T : Dans votre vie de chercheur, comment en êtes vous venue personnellement à vous intéresser aux Correspondances ?
G.H-B : C’est évidemment grâce à mon travail de thèse que je suis devenue une lectrice de lettres; mais la question serait plutôt de savoir pourquoi je suis restée vouée pour ainsi dire aux correspondances – même si je me suis intéressée à d’autres types de textes évidemment proches comme les mémoires ou les traités de savoir-vivre- je pense que l’on ne peut pas rester indifférent à la problématique du lien, de tout type de lien, amoureux, amical, social au sens large. La correspondance crée du lien et l’entretient ; c’est ce tissage qui m’intéresse : c’est à dire comment chaque correspondance
contient l’image de l’autre, modifie l’image de l’autre en même temps qu’elle offre des révélations sur l’épistolier. Il n’y a guère d’autre genre littéraire qui se situe à ce point de jonction extrême entre l’intériorité et le partage, sauf peut-être la poésie (c’est ce que nous allons tenter de découvrir dans un des prochains colloques, que j’ai évoqué). J’en lis de toutes sortes pour mon travail mais aussi pour le plaisir. Je suis sensible à l’originalité des formules de conclusion pour lesquelles il est si difficile de briller. L’une de mes lectures récentes est la correspondance de Dashiell Hammett, publiée sous le titre français, La Mort, c’est pour les poires, merveilleuse de drôlerie, de pudeur dans les situations les plus difficiles, mais, outre celles des épistoliers canoniques, je lis également les lettres de Karen Blixen (dans une traduction) de Joséphine de Beauharnais, de François Truffaut ou celles de « gens ordinaires », d’épistoliers anonymes. Je suis persuadée qu’à bien des égards les lettres sont supérieures à la fiction (bien que les lettres authentiques soient parfois proches de la fiction), car elles contiennent toutes les virtualités d’une situation que le roman est tenu de simplifier. Lire des correspondances peut éloigner de la lecture des romans, du moins pendant un certain temps. J’aime lire une correspondance dans le dialogue –lorsqu’on a la chance de disposer des deux partitions- mais j’aime aussi voir se dérouler sur une longue durée les correspondances monophoniques. Tout est bon pour « le lecteur de lettres ».
[*1] Ce texte est une version actualisée de l’entretien paru dans La Faute à Rousseau, numéro sur « Les Correspondances. » Tous droits réservés.