Jean Lorrain. Lettres à Gustave Coquiot / réunies, présentées et annotées par Eric Walbecq, Champion, 2007 (Coll. Bibliothèque des correspondances, mémoires et journaux), 232 p.
Les trente-cinq lettres rassemblées dans ce recueil nous font découvrir, ou redécouvrir, la figure trop peu connue du critique d’art et homme de lettres Gustave Coquiot, qui soutint pourtant des peintres aussi importants que Derain, Dufy ou Utrillo, et fut un familier de Chagall et de Picasso (on connaît d’ailleurs Coquiot par le portrait qu’en a fait Picasso, le tableau est conservé au Musée d’art moderne de Paris). La relation entre les deux hommes, qui vont écrire ensemble plusieurs pièces de théâtre, est d’emblée placée sous le signe de la collaboration littéraire. Dans les premiers temps, Lorrain fait appel à Coquiot pour qu’il le soulage d’une partie de ses chroniques, avec une confusion ou un entremêlement d’identités dont on peut se demander s’ils ne jouent pas un rôle dans le processus qui les conduira au travail théâtral à quatre mains. Sur La femme et le pantin que lui a envoyé l’éditeur Borel : « Voulez-vous m’ôter une formidable épine du pied en me bâclant cette notice et en la lui portant demain, de ma part, comme si je vous l’avais dictée ? » (p. 25). Puis Lorrain, alors qu’il est en province, va utiliser les lettres sur la vie parisienne que Coquiot lui envoie, pour rédiger ses proches chroniques, en citant presque intégralement et officieusement le texte de son correspondant. Dans toutes les questions qui touchent à la distinction entre lettre privée et lettre publique, dans celles qui portent sur l’identité réelle ou empruntée du locuteur, enfin dans tout ce qui peut avoir trait à la supercherie épistolaire, ces missives apportent une contribution intéressante. Sous une forme humoristique, Lorrain prête l’un de ses pseudonymes littéraires à Coquiot, pour une chronique qu’il lui demande d’écrire pour lui : « Puis-je vous passer la main et me décharger sur vous de cet ennui ? […] je vous autorise à signer Craintif de la Bretonne ! » (p. 81). À d’autres moments, c’est Coquiot qui semble se plaindre que Lorrain publie ses lettres sur les échos parisiens en les signant de son nom. Jean Lorrain : « Signer la lettre de votre nom ? […] J’écrirai à Marchand moi-même que je tiens les renseignements de vous, exprès. Je lui dirai que vous m’avez écrit » (p. 55). Comme nous le voyons, les deux hommes écrivent finalement l’un pour l’autre, l’un à la place de l’autre, et l’on comprend assez bien comment ils en arriveront à écrire ensemble. Ce recueil nous donne en effet à suivre la construction de pièces de théâtre qu’ils rédigent tous deux, avec une précision par moment exceptionnelle. Nous suivons véritablement à travers les lettres de Lorrain la construction de scénarios d’adaptation. Celle du 14 juin 1903 se lit comme un synopsis, dont il ne manquerait que les dialogues, laissés aux soins de Coquiot (« À vous le dialogue », p. 96). Nous voyons aussi comment s’effectuent la distribution des rôles, l’échange et le partage des deux plumes, la progression vers l’accord final. Jean Lorrain, après avoir lu la part de travail laissée à Coquiot : « De grâce, ne changez rien au 1er tableau. C’est dans sa rapidité et son imprévu que réside toute son originalité. […] Faites lever et venir Lina dans le salon, augmentez l’angoisse de la mère qui l’empêche d’entrer dans sa chambre et craint le retour de Laclos, oui, cela, à la rigueur, mais pas de scène avant la sonnerie électrique. Pour le 2ème nous sommes d’accord. » (p. 99). On regrette bien sûr de n’avoir pas les textes de Coquiot pour compléter ce matériau. Enfin, outre qu’elles nous donnent à connaître l’activité dramaturgique de Lorrain, ces lettres regorgent d’informations sur le foisonnant théâtre du début du XXe siècle, dans le détail de ses lieux, de ses comédiens et de ses enjeux, notamment sur le genre du « Grand-Guignol » aujourd’hui très peu étudié.
S.A.