Racine et ses destinataires féminines
Par Bénédicte Obitz
Depuis La Bruyère, il est convenu de penser que le genre épistolaire aurait quelques affinités avec les épistolières, naturellement faites pour cet art de l’échange qui réclame un « esprit », un « tour » et une « variété de tons » soit-disant typiquement féminins. Le stéréotype s’est vite institutionnalisé et l’art épistolaire est devenu ainsi le « rudiment nécessaire et suffisant pour une femme[1] ». Cette problématique, qui articule un genre et une pratique socialisée a suscité d’importants travaux universitaires, qui, en dépit de leur richesse, ont surtout privilégié, dans le schéma de la communication littéraire, les questions relatives à la production féminine de la lettre .[2] Or, qu’en est-il, à l’autre bout de la chaîne, de la réception et des stratégies d’écriture liées à un destinataire féminin ? S’il existe incontestablement une poétique de l’épître féminine, identifiable par son style ou son lexique[3], existe-il une réception féminine qui, en retour, déterminerait les codes d’écriture de la lettre (thème, topoi, tropes…)? Ainsi, au XVII[è] siècle, écrit-on indifféremment à un homme ou à une femme : les visées ou les discours relèvent-ils d’une même pragmatique épistolaire ?
Pour étudier cette question relative à la rhétorique de la « co-énonciation » (A. Culioli) trois critères peuvent être retenus. Premièrement, toute analyse de lettre suppose cernées les relations interpersonnelles entre les correspondants, degré de privauté de la lettre qui dépend en grande partie du commerce pratiqué, et oriente le choix du sous-genre épistolaire (lettre politique, familiale, intime… ). Deuxièmement, la réalité biographique du destinataire, notamment son implication politique et sociale dans l’Histoire, peuvent aussi influencer non seulement la « distance », mais encore le ton (sérieux, badin, humoristique), voire les relations hiérarchiques de confiance, de défiance ou de soumission entre les correspondants. Enfin, le récepteur de la lettre est peu ou prou dépendant des mentalités et des imaginaires propres à la société galante du XVIIème siècle, qui habitent l’esprit de l’épistolier au moment de la rédaction et que véhicule son discours. Rappelons que ces représentations transmettent aussi des valeurs qui délimitent le rôle social de chacun, et en particulier de la femme : celle-ci occupe une place réduite à sa fonction de mère dans les classes modestes de la société ou au contraire de mondaine qui « tient salon » dans les classe élevées. De plus, son éducation restant souvent négligée, seule une initiative personnelle peut lui permettre d’acquérir des connaissances et de développer une sensibilité de « femme-plume » qui l’aideront à faire son chemin. Au terme de son apprentissage, il lui sera même possible de dépasser, à l’occasion, ses contemporains[4]. Ces considérations éducatives sont impliquées dans la stratégie épistolaire des rédacteurs masculins.
Pourquoi choisir, dans le cadre d’une étude des destinataires féminines, la correspondance d’un Racine ? D’abord, ses lettres ont peu attiré la critique universitaire, sans doute par défaut d’intérêt majeur[5]. Il est vrai qu’elles n’ont pas le rayonnement des grandes correspondances du XVII[è ]; elles n’en ont pas non plus l’épaisseur : écrites avant ou après sa carrière de tragédien, elles nous livrent seulement l’ « intimité banale de l’homme.[6] » De fait, seules les lettres d’Uzès et les lettres à sa sœur ont fait l’objet de monographies critiques à caractère littéraire[7]. Pourtant, ce n’est pas le moindre des intérêts de cette correspondance de noter qu’elle s’étend sur trente années (1659 à 1699) et nous présente ainsi, sur la durée et de façon toute personnelle, le jeune homme s’essayant à l’art de la lettre et à la littérature, puis le courtisan, homme de cour et historiographe du roi, enfin le bon père de famille. Dans cette coupe chronologique, Racine a croisé plusieurs destinataires féminines . D’abord, Mademoiselle Vitart, épouse de son cousin et ami Nicolas Vitart, qui tenait un petit salon à Paris (cinq lettres) ; ensuite, sa tante, la mère Agnès de Sainte-Thècle Racine, abbesse de Port-Royal (huit lettres) ; puis sa sœur Marie (vingt-six lettres) et sa femme (deux lettres) ; enfin, Mme de Maintenon sa protectrice (deux lettres dont une vraisemblablement apocryphe).
Un des points les plus saillants qui ressort de la pluralité des destinataires féminines est la faculté de Racine à rendre singulière la relation interpersonnelle. Il possédait dès le début et de façon très sûre l’art de l’ « aptum » cicéronien, ce que souligne Jean Dubu à propos des lettres d’Uzès :
- (…) à chaque page [il] sait si bien entretenir chacun de ses correspondants de ce qui peut l’intéresser. Le tact, expression d’une étonnante souplesse psychologique, le pousse à se faire tout à tous, au point que d’après ces quelques pages on pourrait tracer un portrait déjà fouillé de ses destinataires.[[8]]
Use-t-il plus précisément de cet art sur ses correspondantes féminines ?
Il est possible de dégager de cette correspondance trois types de lettres bien distincts. Cette typologie n’est pas artificielle ou uniquement de commodité. Elle renvoie au premier critère d’adaptation dégagé ci-dessus : adaptation à l’autre en fonction des liens d’intimité et du type de commerce engagé. A l’intérieur de ces cadres successifs que sont la lettre galante, la lettre officielle et la lettre familiale, existe-t-il une hiérarchie des deux autres critères, et dans ce cas quelle est-elle, ce qui permettrait dès lors de cerner plus précisément la pertinence de la question d’une réception féminine ?
Séjournant à Uzès, Racine se sent loin de Paris et de ses amis. Dès lors, ses lettres à Mademoiselle Vitart visent avant tout à garder le contact , mettant en œuvre ce qu’Alain Viala appelle « une esthétique du lien social[9] » , une fonction phatique d’autant plus efficace que les lettres, une fois recopiées, circulaient dans le groupe de ses amis. Le ton badin, les effets de préciosité, l’art de plaire de ces lettres en prose mêlée de vers constituent par ailleurs « une éthique de la joie.[10] » Cette correspondance de circonstance n’a pas fait jusqu’à présent l’objet de commentaires très favorables de la part des critiques, qu’il s’agisse d’Alain Viala :
- des petites lettres galantes à la mode. Plus des protestations de civilités mondaines que du récit et de la description : c’est de la littérature de salon (…)[11]
ou de Raymond Picard :
- Mais il ne faut pas oublier un amour des conventions et des formules qui fait que bien souvent une lettre est remplie aux trois quarts par des excuses bien tournées, ou des protestations trop véridiques que l’on n’a rien à dire.[12]
Un relevé lexical pratiqué sur les cinq lettres à Mademoiselle Vitart qui nous sont parvenues révèle en effet que ce sont surtout des remarques relatives à l’échange lui-même qui dominent[13]. Ce métadiscours épistolaire est une des caractéristiques du genre galant, auquel il faut ajouter toute la thématique qui gravite autour de la relation homme / femme également privilégié. Du même coup, la figure de la correspondante prend un relief particulier et se voit attribuée des rôles, des pauses et des postures. On relève ainsi l’image de la destinataire en colère lorsque, dans la lettre du 26 décembre 1661, Racine s’excuse de son retard :
- je souhaite (…) que vous ne soyez point en colère contre moi de ce que j’ai tant tardé à m’acquitter de ce que je vous dois.
A l’inverse , quand elle n’écrit pas, la jeune femme est accusée de paresse : « je ne suis paresseux que parce que vous l’êtes toute la première[14] ». Le développement des salons au XVIIè siècle permet de conserver l’esprit courtois des siècles précédents entres les hommes et les femmes et à cette époque
- l’essor du féminisme s’accompagnait d’une valeur particulière accordée à l’image du cavalier galant, serviteur attentif de sa « dame » et à celle de « l’honnête homme » qui cultive la politesse et l’art de plaire[15].
Au fil de cette cour littéraire, Mademoiselle Vitart est donc métamorphosée en dame servie par son chevalier dans des lettres aux formules d’adieu ironiques qui montrent le jeu de Racine avec les clichés de la littérature amoureuse :
- Aussi j’espère
(…) que vous me donnerez, (…) en vertu de la soumission, et du respect que j’ai pour vous, la permission de me dire votre passionnée serviteur[16].
Autre couple littéraire : la muse et le poète, associée aux motifs du coût et du labeur, de l’éloignement ou du passé. L’éloignement est cause de stérilité poétique :
- Quand je n’étais pas si loin de vous, je vous payais assez bien, ou du moins je le pouvais faire ; car vous me fournissiez assez libéralement de quoi m’acquitter envers vous. J’entends de paroles (…)[17]
La destinataire devient juge de goût qui exige de « suer sang et eau », de travailler « jour et nuit[18] ». Ces figures de pure convention imposées par le genre, qui voisinent avec un ton authentique d’amitié et de gaieté font partie intégrante du genre des lettres galantes. Celles-ci ne sont sans doute pas les plus réussies mais elles montrent de quelle façon Racine cherchait à cette époque non seulement un style d’épistolier mais surtout une place dans le champ littéraire et social . Exilé à Uzès et sans aucune certitude quant à son avenir, un de ses premiers soucis était de se tenir au courant de l’actualité littéraire et de ne pas perdre ses relations parisiennes.
Presque quarante ans plus tard, le jeune poète est devenu historiographe du roi et protégé de la première dame de la cour, Madame de Maintenon : c’est un proche du couple royal. Pour la marquise, il a même écrit des tragédies bibliques, Esther et Athalie ainsi qu’une traduction des Cantiques spirituels. Cependant ses relations avec les jansénistes se resserrent : il se rend régulièrement à Port-Royal où sa tante Agnès est mère Supérieure, où se trouve également sa fille aînée. Il multiplie par ailleurs les démarches pour trouver un nouveau Supérieur à l’abbaye. Mais en 1697-1698 il va plus loin. Il rédige en secret l’Abrégé de l’histoire de Port-Royal, un plaidoyer en faveur du couvent qui, même s’il préserve le roi, demeure très dangereux pour le courtisan. Comble de maladresse, à la même époque, il ose demander au roi une faveur financière en passant par Madame de Gramont et les Noailles, proches des jansénistes, ce qui irrite la marquise au plus haut point : non seulement elle n’a pas été sollicitée, mais il lui semble en outre qu’un groupe cherche à se former en dehors de son influence. Elle fait fermer sa porte. Désemparé, Racine rédige le 4 mars 1698 une lettre de justification qui est très certainement demeurée à l’état de brouillon. Ce fut cependant sans doute plus « une simple pénitence », selon l’expression de Jean Pommier, qu’une véritable disgrâce. Moins de quinze jours après, une lettre à son fils Jean-Baptiste atteste en effet l’intention de Racine de retourner à Marly.
La lettre officielle d’un inférieur à un supérieur doit tout d’abord prendre en compte la question du rang. La marquise de Maintenon est l’épouse du roi et même si certains l’ignoraient, elle était en tout cas la personne le plus proche de Louis XIV. La dissymétrie entre les deux correspondants implique un ton empreint de respect et d’humilité dont Racine se sert par ailleurs comme un moyen de persuasion. Le passé qui les unit constitue également un critère d’adaptation à l’autre. On sait en effet que la marquise et le courtisan étaient assez proches et, dès 1687, on peut lire dans la correspondance entre les deux historiographes :
- J’eus l’honneur de voir Mme de M[aintenon], avec qui je fus une bonne partie d’une après-dînée, et elle me témoigna même que ce temps-là ne lui avait point duré. Elle est toujours la même que vous l’avez vue, pleine d’esprit, de raison, de piété, et de beaucoup de bonté pour nous[19].
Boileau qui avait bien compris les démarches de son ami répond ainsi :
- Vous faites bien de cultiver Madame de Maintenon. Jamais personne ne fut si digne qu’elle du poste qu’elle occupe, et c’est la seule vertu où je n’ai point encore remarqué de défaut. L’estime qu’elle a pour vous est une marque de son bon goût[20].
Cette proximité n’autorise évidemment pas un ton familier mais on verra par la suite que Racine, parce qu’il la connaît, cherche à s’adapter au mieux au caractère de sa destinataire. Cette nécessité de l’aptum est une marque d’un discours rhétorique autant que d’un art épistolaire finement compris et réinvesti. Car il semble qu’au-delà de la marquise, le courtisan cherche surtout à toucher le roi. Malgré les possibles pouvoirs et influences qu’on a pu lui prêter, Madame de Maintenon n’occupait sans doute qu’un rôle d’intermédiaire. La structure de la lettre montre bien l’importance en filigrane de la présence du roi. Comme s’il chapeautait l’ensemble, celui-ci y est mentionné au début, lorsque Racine parle de la suspicion qui a germé « dans l’esprit du Roi » puis de ce qu’est un janséniste « dans l’idée du Roi », et à la fin, quand il évoque « ce même grand prince » qui doit le considérer « comme un homme plus digne de sa colère que de sa bonté. » Cette double réception masquée, stratégie du « tiers inclus », recouvre sans doute aussi un dédoublement de but : à court terme, Racine cherche à se trouver à nouveau en faveur auprès du roi ; à moyen terme, il cherche à aider Port-Royal et, si possible, à réhabiliter le couvent.
Madame de Maintenon occupe donc dans cette affaire un rôle d’intermédiaire. De ce fait, on peut se demander si Racine ne fait pas appel pour toucher la destinataire à des sentiments différents de ceux qu’il aurait choisis pour le roi. Si le ton général est celui de l’humilité, Racine s’emploie par ailleurs à susciter chez la marquise la compassion, la pitié, la bienveillance et même – peut-être est-ce là une des maladresses que de nombreux critiques ont relevée – la crainte. Au lieu de cela, il aurait peut-être davantage tenté d’éveiller chez le roi des sentiments tels que la largesse ou la générosité, traditionnellement plus masculins. Ceci n’est qu’une hypothèse, il n’en reste pas moins vrai que les qualités de compassion et de pitié sont reconnues chez la marquise et qu’elles correspondent à différents statuts qu’elle occupait. Ainsi il s’adresse à la dévote quand il évoque son apprentissage de Dieu et « l’égarement et [l]es misères » où il a « été engagé pendant quinze années.» Racine adhère ici, selon l’expression de Raymond Picard, « à sa propre légende ». Il tente de faire croire à la marquise que 1677 fut l’année d’une conversion religieuse alors qu’elle était surtout sociale. De façon moins directe dans le même passage, c’est la directrice de Saint-Cyr et la pédagogue appréciée qu’il cherche à toucher en rappelant son sort d’orphelin recueilli par sa tante. Enfin la menace vise sans doute l’alliée politique du roi :
- Hé quoi ! Madame, avec quelle conscience pourrais-je déposer à la postérité que ce grand prince n’admettait point les faux rapports contre les personnes qui lui étaient le plus inconnues, s’il faut que je fasse moi-même une si triste expérience du contraire ?[21]
L’ensemble de la lettre est ainsi fortement marqué par un mouvement de dramatisation. La destinataire est prise à témoin, ce qui lui confère ainsi un rôle de juge renvoyant directement à ce but d’équité caractéristique du genre judiciaire. Cette théâtralisation permet par contrecoup au courtisan de se poser en victime innocente de la calomnie et de toucher ainsi la bienveillance de sa protectrice. Dans cette lettre officielle, de requête, la destinataire apparaît textuellement à travers des apostrophes et des exclamations, présente uniquement « par un regard en surplomb[22] ». Cependant, grâce peut-être à ses relations proches avec Madame de Maintenon, Racine sait s’adapter aux différents rôles et au caractère de la marquise tels qu’il se les imaginait.
Le genre des lettres familiales est le moins formel et le plus diversifié, tant dans les sujets abordés que par le ton employé. Les lettres de Racine à sa tante Agnès d’une part, à sa femme et à sa sœur d’autre part sont ainsi bien différentes. A la première il s’adresse sur un ton respectueux et grave où ne perce que très rarement l’affection ; surtout, ces lettres n’ont pas véritablement de sujet familial mais sont des comptes rendus de diverses démarches que devait effectuer Racine pour le compte de sa tante et de Port-Royal. A l’inverse, les lettres à sa sœur et à sa femme ont pour but de donner des nouvelles de la famille (santé, enfants, affaires) et le ton est un peu plus relâché. La mission dont est chargé Racine exténue alors, selon Bernard Beugnot, « la relation privilégiée de deux correspondants, le je/tu s’effaçant au profit des troisièmes personnes.[23] » La présence textuelle de la destinataire est par conséquent réduite à ne considérer que le « hors récit » aux cas d’adresse directe (« ma très chère tante », « ma tante »…) qui, placées aux endroits stratégiques de la lettres (exorde, moment-bilan, conclusion) sont quasiment les seules marques d’affection. On nuancera cependant ce
propos en notant que toutes ces lettres sont tronquées, ce qui nous prive des formules d’adieu où l’on retrouve habituellement l’expression d’amitié ou de tendresse. Globalement Racine voit surtout en sa tante la Supérieure de couvent et c’est un ton très cérémonieux qui domine l’échange.
Avec les lettres à sa femme et sa sœur le lecteur devrait découvrir l’intimité de ses relations avec des femmes très proches. Lorsqu’il écrit à sa femme, Racine s’adresse surtout à la gestionnaire du foyer mais on constate qu’il éprouve une réelle tendresse pour elle qu’il tutoie à la fin de sa lettre : « Adieu, mon cher cœur ; embrasse tes enfants pour moi.[24] » Les lettres à sa sœur Marie, plus nombreuses, sont aussi plus révélatrices. Elles ont été étudiées très précisément par Giovanni Bonaccorso[25] ; je relèverai donc trois points concernant l’adaptation de Racine à sa destinataire. D’abord le changement de formule d’adresse. Racine et sa sœur Marie encore célibataires, liés par leur sort analogue d’orphelins, éprouvent beaucoup d’affection l’un pour l’autre et se montrent très complices Ainsi les lettres de 1660 à 1665 qui nous restent en témoignent. Mais leurs mariages respectifs changent la situation et du même coup l’attitude du frère envers la sœur. L’adresse initiale « ma très chère sœur » fait place à « ma chère sœur » intégrée au corps de la lettre. De nombreux critiques ont également noté qu’elle perd son titre de « Madame » selon l’usage aristocratique pour celui de « Mademoiselle » car elle a dérogé. Parallèlement Racine sait s’adapter aux préoccupations de sa sœur. Enfants, nourrice, fromage, produits fermiers constituent désormais le sujet de ses lettres. Sont oubliées les plaisanteries galantes des lettres de jeune homme. Enfin l’anecdote des armoiries résume bien les deux attitudes de Racine envers sa sœur. En courtisan ambitieux, il désire faire inscrire ses armoiries et officialiser ainsi un blason qui n’avait jusque là de reconnaissance que familiale. Par ailleurs il débute ainsi sa lettre du 16 janvier 1697 :
- Je vous écris, ma chère sœur, pour une affaire où vous pouvez avoir intérêt aussi bien que moi, et sur laquelle je vous supplie de m’éclaircir le plus tôt que vous pourrez.
Il lui demande de se renseigner sur les couleurs de ses armoiries. Cela appelle deux remarques. D’une part, comme le souligne Jean Dubu[26], la captatio est tout à fait adaptée à sadestinataire par « le recours sans fard au sentiment de l’intérêt .» D’autre part, il est attesté que Racine demande des renseignements qu’il connaît déjà parfaitement. Pourquoi ? Il veut sans doute montrer à sa sœur qu’en tant que chef de famille, c’est lui qui décide du blason. Peut-être aussi, si l’on suit l’hypothèse de G. Bonaccorso[27], a-t-il pensé que sa sœur ne comprendrait pas toute la terminologie héraldique…
En définitive il semble bien que Racine pratique moins une adaptation stylistique que thématique lorsqu’il s’adresse à une femme. On retrouve le même langage galant dans les lettres à Mademoiselle Vitart comme à l’abbé Le Vasseur – ami de collège et parent des Vitart – ou à La Fontaine, le même usage du post-scriptum dans les lettres à sa sœur, à Boileau et à Jean-Baptiste. Au mieux peut-on noter un relâchement dans les lettres à sa sœur qui, selon Giovanni Bonaccorso, montrent une « inclination à l’excès » (p. 298), « de nombreuses répétitions lexicales » (p301), le « non-respect des alinéas » (p. 301)[28]. L’adaptation à une destinataire féminine se réalise donc plutôt à travers les sujets abordés ou non abordés et bien selon les deux critères distingués ci-dessus : réalité socio-historique et culturelles de la femme, représentations imaginaires que l’on se fait d’elle. Un exemple est révélateur. Il est aisé de comparer les lettres galantes écrites d’Uzès à sa sœur, à Mademoiselle Vitart, à Le Vasseur et à La Fontaine : une hiérarchie très nette se dessine en fonction de l’éducation des destinataires. Ainsi, si l’on retrouve le même esprit enjoué, les mêmes jeux autour du pacte épistolaire dans les premières lettres à sa sœur Marie, le poète en est complètement absent. A Mademoiselle Vitart il envoie des vers qui rappellent l’atmosphère du petit salon qu’elle tenait à Paris, mais évacue toute citation littéraire. C’est dans les lettres aux deux hommes, plus longues et plus riches d’anecdotes et de récits, que l’on retrouve le plus de citations d’œuvres latines, italiennes ou espagnoles, ainsi que les topoï ovidien et cicéronien de l’exil. Racine sait retenir son esprit selon ses destinataires.
Cependant ces variations thématiques ne doivent pas cacher un motif récurrent qui parcourt l’ensemble de la correspondance de Racine depuis le début. Dès Uzès on trouve l’image du destinataire paresseux. Le motif est ensuite largement exploité dans l’échange avec Boileau à partir de 1687[29]. En négatif Racine apparaît face à ce destinataire effacé en ami, frère, courtisan… actif et dynamique. L’ensemble de sa correspondance regorge de conseils, d’exhortations à la prudence, de structures syntaxiques traduisant l’activité de l’épistolier et valorisant le moi. Il existe une part de vérité dans ces lettres et des contemporains ont mis en évidence cet aspect de sa personnalité : Spanheim note que « Racine est de mise partout[30] » et un ami, M. de Bonrepaux, affirme qu’ « il est ami empressé et fidèle[31] ». Il reste néanmoins que le retour constant, la répétition de ce motif de la paresse participe à la construction d’un personnage imaginaire et idéalisé. Ce sont « autant de leurres et de masques qui appartiennent, consciemment ou non, à la stratégie épistolaire, autant d’effets qui aident à la représentation de soi et à l’invention de soi » L’épistolier est « artisan de soi.[32] »
Cette image très valorisée du moi – le parfait galant, le parfait ami, le parfait courtisan, le parfait chef de famille… – révèle surtout un très grand conformisme de la part de Racine : respect des convenances sociales pour sa sœur jusqu’au mépris, formules extrêmement cérémonieuses pour sa tante… C’est « conventions littéraires ou conventions sociales – l’homme de la convention[33] » note Raymond Picard. On y reconnaît « la stratégie du caméléon » qu’a repérée Alain Viala chez Racine. Dans sa correspondance même le destinataire est le miroir dont a besoin l’épistolier pour se construire. La lettre, on le voit, est le lieu privilégié de croisement entre une posture sociale de l’autre et de soi de l’ordre du réel et une posture issue de l’imaginaire c’est-à-dire pour l’épistolier « l’image de lui qu’il a, qu’il construit, qu’il négocie[34]. »
1 Brigitte Diaz « Les femmes à l’école des lettres. La lettre et l’éducation des femmes au XVIIIè siècle. » in L’Épistolaire, un genre féminin ?Etudes réunies et présentées par Christine Planté, Honoré Champion, 1998, p133.
2 Voir l’ouvrage collectif cité ci-dessus et Femmes en toutes lettres. Les épistolières du XVIIIè siecle, M.F. Silver et M.L. Girou, Voltaire Foundation, 2000.
3 Isabelle Landy-Houillon a examiné de près cette possibilité d’une écriture stylistiquement féminine à propos des lettres !!!!!!!!!!!!!!!!!
4 Voir R Duchêne « La lettre : genre masculin et pratique féminine » in L’Épistolaire, un genre féminin ?, op.cit., p27-50 et B. Diaz, art.cit. n1
5 Citons deux éditions récentes cependant : Racine Lettres à son fils, postface et notes de Jean Rohou, coll.L’École des lettres, Seuil, 1997 et Nicolas Boileau Jean Racine Lettres d’une amitié. Correspondance 1687-1698, édition établie par Pierre E. Leroy, édition Bartillat, 2001
6 Raymond Picard, préface aux Œuvres Complètes de Racine, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1966, p369.
7 Voir Jean Dubu « Racine, prosateur et poète à Uzès » in Actes du premier congrès international racinien, Uzès, 1962 ; « Racine, le sentiment de la nature et des femmes d’après les lettres d’Uzès » in Racine aux miroirs, Sédes, 1992, p51-67 ; Lettres d’Uzès, texte établi, présenté et annoté par Jean Dubu, Nîmes, coll. Redivida, éd. Lacour, 1991. Alain Viala « Racine, les lettres d’Uzès : topique d’un parisien ? » in La Découverte de la France au XVIIè siècle, Paris, C.N.R.S., 1980, p87-94. Giovanni Bonaccorso « Une correspondance
familiale : les lettres de Racine à sa sœur » in Art de la lettre, art de la conversation à l’âge classique en France, actes du colloque de Wolfenbüttel réunis par Bernard Bray et Christoph Strozetski, Paris, Klincksieck, 1995, p289-303
9 Alain Viala (éd. et préfacier) L’Esthétique galante. P. Pellisson Discours sur les œuvres de Monsieur Sarrasin et autres textes. Textes réunis, présentées et annotés par Emmanuelle Mortgat et Claudine Nedelec avec la collaboration de Marina Jean, Société de littératures classiques, Toulouse, p37.
13 Lettre du 26-12-1661 : 41 lignes sur 59 ; lettre du 24-01-1662 : 26 lignes sur 26 ; lettre du 31-01-1662 :23 lignes sur 59 ; lettre de mars 1662 : aucune ; lettre du 15 mai 1662 : 34 lignes sur 55.
15 Alain Viala, Naissance de l’écrivain. Sociologie de la littérature à l’âge classique, coll. Le sens commun, éd. de Minuit, 1985, p135
20 Lettre à Racine du 9 août 1687, in Œuvres complètes , édition établie et annotée par Françoise Escal, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1966.
21 Très théâtralisée, cette menace constitue un point important de la lettre. Selon R. Picard elle est d’ailleurs mise à exécution dans L’Abrégé de l’histoire de Port-Royal.
22 Bernard Beugnot « Les voix de l’autre : typologie et historiographie épistolaires » in Art de la lettre, art de la conversation à l’époque classique en France, actes du colloque de Wolfenbüttel réunis par Bernad Bray et Christoph Strozetski, Paris, Klincksieck, 1995, p57
28 Giovanni Bonaccorso, ibid. Encore cela reste-t-il à nuancer : si globalement le style des lettres à Marie est très nettement inférieur à celui des lettres à Boileau et à Jean-Baptiste, on relève également – chez le premier surtout – des excès, des restes de préciosité, entre autres l’adjectif « furieux » et l’adverbe correspondant. En outre, pour ce qui est des alinéas, sur dix-neuf lettres on en dénombre sept qui ne le respectent pas, huit qui le respectent et quatre s’apparentant au billet qui n’abordent qu’un sujet. Plus de la moitié des lettres, donc, sont relativement construites. En revanche, il est vrai que Racine fait un usage abondant des post-scriptum, aussi bien dans les lettres à sa sœur que dans celles à Boileau et à Jean-Baptiste.
29 A titre d’exemples : « Ecrivez-moi le plus souvent que vous pourrez et forcez votre paresse » (lettre du 21 mai 1692), « Ainsi je vous conseille de forcer un peu votre paresse » (lettre du 6 octobre 1692) et la remarque cinglante de Boileau : « Voilà ce me semble une assez grande diligence pour le plus paresseux de tous les hommes. » (lettre du 9 avril 1692).
30 Portrait rédigé entre 1690 et 1697, placé à la suite de la Relation de cour de Francede Spanheim, Paris, 1882, cité dans les Mémoires de Louis Racine, Œuvres Complètes, Bibliothèque de la Pléiade, T I, n1 p 60
31 Lettre à Torcy du 14 février 1695, citée par Raymond Picard (éd.), Nouveau Corpus Racinianum, C.N.R.S., 1976