Curiosités épistolaires : spam et polluriel
On entend souvent dire que l’arrivée du courrier électronique va relancer la pratique de la lettre, que ceux qu’effrayait le papier vont se mettre à leur clavier, que la communication trouvera un nouveau souffle grâce à ce média. Tout cela est non seulement contestable, mais, en évoquant cette supposée renaissance, on passe sous silence les effets pervers du courriel, par exemple l’accroissement constant du courrier non sollicité, ce que les Anglo-saxons appellent le spam et que l’Office de la langue française du Québec désigne d’un mot-valise, le polluriel.
Imaginons un internaute actif dans la Toile depuis déjà quelques années. Suivons-le entre le 21 octobre 1999 et le 21 mars 2000. Combien de messages non sollicités recevra-t-il ? De quelle nature ? Qu’y racontera-t-on ? Comment ?
Pendant la période de l’enquête, il aura reçu 195 de ces messages, soit un toutes les 18,83 heures. La plupart ont une dimension financière. Des agences lui promettent un dossier de crédit vierge, voire lui offrent des prêts, toujours sans intérêt (19 messages). On lui garantit un emploi ou on lui prédit une richesse imminente, parfois la seconde sans le premier : «MAKE BIG MONEY DOING ABSOLUTELY NOTHING!!», clame le titre d’un de ces trente-sept messages. À défaut de travailler, il pourra se tourner vers les jeux de hasard (4 messages) ou s’acheter un diplôme universitaire bidon : pas d’examens, pas de cours, pas de livres, pas d’entrevues (4 messages). Certains vont jusqu’à lui proposer des conseils boursiers désintéressés (15 messages). S’il souhaite se lancer dans le commerce électronique, ce ne sont pas les occasions qui manqueront.
Tout se vend dans la Toile. Les adresses de courriel sont d’une valeur très variable : on en trouve 10 000 000 pour 79 $, 225 $, 235 $ ou 247 $, mais aussi 57 000 000 pour 149 $ (8 messages), et l’on peut penser que figure dans ces répertoires celle de notre internaute, puisqu’on lui fait miroiter les autres. Les produits pullulent (59 messages) : réductions sur les communications téléphoniques ou satellitaires, alcootest maison et lentilles cornéennes pour daltoniens, revues et livres, voyages gratuits ou pas, Viagra et coupe-ongles (il en faut pour tous les goûts), minéraux et diamants, matériel informatique et accès Internet, listes de collectionneurs, de restaurants ou d’importateurs, services de détectives privés et de publicistes, etc. Il y a bien sûr des créations proprement numériques : en l’occurrence, on annonce autant de logiciels qui permettent de tout savoir sur son voisin que de se protéger des intrusions indésirables (celle par courrier électronique, notamment). Leurs noms disent tout : «NO MORE SECRETS SOFTWARE», «The Internet Desktop Spy», «Electronic-Spy Software», «THE INTERNET SPY AND YOU», «CYBER INVESTIGATOR». La paranoïa se marchande cher dans la Toile (21 messages).
Il n’est pourtant pas question que d’achats et de ventes dans Internet. On peut rencontrer l’âme sœur grâce à FriendFinder@Friends.com (1 message), perdre du poids (6 messages) ou s’abonner à divers services pornographiques (16 messages). La politique aussi s’en mêle : le Kosovo, les traités amérindiens au Canada, le gouvernement des États-Unis et son omnipotent ministère du Revenu (1 message chacun).
Le courriel non sollicité, presque uniquement rédigé en anglais, a sa rhétorique propre, à l’image du publipostage. Sur le plan du contenu, les choses sont prévisibles : sans effort et rapidement, l’internaute s’enrichira; c’est gratuit, garanti, grandiose. Formellement, un des lieux communs de ce type de message est l’affirmation qu’il s’agit de quelque chose qui ne se reproduira pas : notre internaute a ainsi reçu cinq fois le même message unique, vantant les mérites, manifestement illégaux, d’un service destiné aux propriétaires d’antenne parabolique («THIS IS A ONE TIME MAILING», prétendait-on pourtant). Les titres des messages doivent attirer l’oeil, d’où la multiplication des points d’exclamation, des astérisques, des capitales et des symboles d’unités monétaires («BE PART OF A $32 BILLION $$$ business»), comme celle de quelques épithètes attendues («Free», «Incredible», «Uncensored», «Guaranteed», «New», «Best»). Il faut encore noter que rares sont les messages dont la signature est claire, car les électronico-publiposteurs préfèrent l’anonymat, soit complet (9ivbq9ebd@mail.com, ytzzwzsdwq22@yahoo.com), soit partiel (jules@turbosport.com, tomtom@alltheplanet.com). Quelques petits futés (5 sur 197) arrivent même à envoyer des messages sans nom d’expéditeur.
Une place à part doit être faite aux messages prévenant contre les virus informatiques (7 messages). Ils proviennent le plus souvent d’âmes bien intentionnées, mais aux connaissances techniques limitées. Leurs microrécits font ritournelle : un virus vient d’être découvert et il menace; la menace est confirmée par une autorité (Microsoft, America Online, IBM); cette autorité ne connaît aucun remède contre l’infection; l’infection peut avoir des effets catastrophiques; pour éviter ces effets, il suffit de ne pas ouvrir le fichier «Machin» ou «Truc»; de l’existence de «Machin» ou «Truc», il faut aviser l’ensemble de ses correspondants. Presque toujours, il n’y a aucun danger. Néanmoins, on reçoit pareils avertissements sur une base régulière, comme s’ils avaient une vie indépendante, comme s’ils se reproduisaient à l’infini, comme s’ils étaient eux-mêmes le virus.
Notre internaute se consolera en se disant que ces courriels-là, au moins, viennent de gens qui lui veulent du bien, plutôt que son bien. Contre ces derniers, il y a des moyens de défense, soit sous la forme (bénigne) de filtres à utiliser avec son logiciel de courriel, soit sous la forme (maligne) de contre-attaques numériques contre les publiposteurs : l’anti-spam répond au spam, pendant que le polluriel va à la corbeille. On peut donc encore rêver d’une communication sans interférence ni parasite; ça ne coûte rien.
Bibliographie : un vocabulaire français d’Internet est disponible à http://www.olf.gouv.qc.ca/; sur le spam, voir le site http/ww.sam-mag.com/archives/spam.htmsur les faux virus, voir http://directory.netscape.com/Society/Urban_Legends/Computer_Virus_Hoaxes/.
Benoît Melançon